• Situer le récit dans l'indéterminé. Plonger le lecteur dans un cadre qu'il ne connaît pas et faire comme si. Créer un univers qui irait de soi, sans qu'il soit besoin de donner des repères. Produire, pourquoi pas, une manière d'anticipation. L'enjeu, qui peut être enthousiasmant, serait alors de provoquer chez le lecteur un écho à partir d'un environnement qu'il ne connaît pas, puisque n'utilisant aucun des codes communs. Faire naître empathie et nostalgie, sans faire référence à aucun élément partagé par le lecteur. Un peu ambitieux, peut-être, compte-tenu de mes maigres dispositions. Mais après tout, nous sommes dans un carnet de travail...


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  • En réalité, Enrique Mendez n'est pas le personnage d'une nouvelle unique, mais l'élément central d'un projet plus vaste qu'on ne saurait mieux définir que comme un roman par nouvelles. Il s'agit donc d'une série de textes, lisibles de façon indépendante, qui forment un tout lorsqu'on les réunit. Quatre de ces textes ont déjà vu le jour. Ce projet s'intitule pour l'heure Les démons d'Enrique, mais rien n'est gravé dans le marbre. Titre de travail, dirons-nous. Le postulat de départ : la famille Mendez est constituée de plusieurs membres et il est intéressant de raconter l'histoire à travers leurs regards croisés. Le problème qui se pose pour l'heure (je dis pour l'heure, car il s'en posera d'autres) est le suivant : comment éviter une juxtaposition de textes noirs et désespérés qui, par un effet d'accumulation, pourrait aboutir à un résultat souffrant de redondances et donc, en l'occurrence, de misérabilisme ?



    Pas de réponse, pour l'instant.


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  • Où il est toujours question d'écrire un texte de fiction sur les ombres du passé.


     


    Je pense à une nouvelle, l'auteur en est inconnu. Dans ce texte très fin et très sensible, un homme revient après de nombreuses années d'absence (de fuite) sur les terres abhorrées de son enfance. La nostalgie le dispute à la répulsion, dans une alchimie improbable et superbe. La nouvelle emprunte son titre à une bière locale, boisson symbole à la fois des tourments et de la nostalgie du personnage.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    Je pense à une autre nouvelle. Hubert, de Jordy Grosborne. Eternelle histoire d'un retour. Evoquant la ville de son adolescence, le narrateur écrit : « J'ai finalement découvert le même visage. Comme moi, elle avait juste de nouvelles rides, pris un peu de poids et changé de style. » Sobre, juste et précis.

    <o:p> </o:p>S'en inspirer, sans vergogne.

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  • Enrique Mendez


     


    Ce matin, j'ai reçu une lettre. 

    J'interromps la lecture de la bande et l'écran de télévision se couvre de neige. Marre de ces images, cent fois revues pour y trouver matière à apaiser mes scrupules. C'est inutile: revoir le film ne fait que les exacerber. Je ne supporte plus cette femme, en particulier, dont tous les gestes, toutes les poses, toutes les paroles me semblent faux. L'actrice n'y est pour rien, je le sais. Elle est même plutôt bonne, objectivement. Mais comment être objectif ? Non, c'est moi, c'est toujours moi. Tout cela n'a aucun sens. Tout n'est que mensonge, trahison. Je pensais rendre un hommage, je n'ai fait que trahir. Ce n'était pas le meilleur moyen de retrouver ma mère, c'était le pire. Je n'ai fait que la livrer en pâture à la compassion hypocrite de ceux qui en définitive ont eu raison d'elle. J'éjecte la cassette du magnétoscope, je la range dans son boîtier et je balance le tout dans le vide-ordure de la cuisine. C'est un geste purement symbolique, mais il me soulage un peu. Je m'approche de la fenêtre du salon. Dehors, tout le quartier est endormi. Derrière toutes ces haies impeccablement taillées se dressent les belles façades blanches des belles et grandes maisons entourées de superbes pelouses et de somptueuses piscines couleur d'azur dans lesquelles, dès le matin, on prendrait ses aises à l'heure de l'orangeade et des toasts grillés. Les Jaguar sont à l'abri dans les garages et l'Amérique victorieuse dort sur ses deux oreilles du sommeil du juste. Ce sont ces gens qui ont tué ma mère. Ces gens dont désormais je fais partie. D'un coup, j'ai besoin d'air. J'ouvre l'une des portes-fenêtres du salon et je sors dans le jardin, où nous prenons tous les matins le petit déjeuner, juste devant la piscine. Oui, nous en avons une, nous aussi. Dans quelques heures à peine, Lolita y glissera comme une sirène aux cheveux roux. Le soleil est accablant très tôt, dans la région, et la piscine est une bénédiction. Pour l'heure, elle est encore plongée dans l'obscurité et je distingue seulement le reflet laiteux de la demi-lune sur la surface de l'eau. Ma mère serait sûrement fière de moi. Ces mots ne veulent plus rien dire. Ils ont été galvaudés. Je les ai répétés des dizaines de fois. Chaque fois que la vie me souriait, je pensais à quel point ma mère aurait été fière de son fils, fière de sa réussite et du respect qu'il inspirait à ceux-là même qui l'avaient tant méprisée, elle, ses pieds nus et son accent à couper au couteau. Pendant des années, j'ai eu le sentiment d'accomplir une revanche, sa revanche, j'avais l'impression de lui offrir la plus belle des victoires posthumes. Aujourd'hui, il me semble m'être vendu à l'ennemi. Je ne fume plus, mais j'ai soudain besoin d'une cigarette. Je retourne dans la maison et je déniche l'un des nombreux paquets de Lolita, disséminés un peu partout. Elle fume des ultra-light, autrement dit du vent, mais cela fera l'affaire. Je rejoins à nouveau le jardin et je m'assieds face à la table. Un vent léger fait bruire les feuilles des arbres du parc et je regarde la clope qui se consume toute seule entre mes doigts. Le bout incandescent me fascine. Le cinéma, c'est du vent, comme les Jaguar, les piscines ou les cigarettes ultra-light. La vérité, c'est que ma mère est morte malheureuse et que certaines injustices ne se réparent jamais. Il faudrait que j'aille dormir.
     
    Mon premier bouquin s'appelait La reine des truffes. J'avais remplacé pommes par truffes pour un hommage transparent à Chester Himes. Au début de mon initiation littéraire, je ne lisais que des noirs: Himes, Mosley... Je n'aimais pas les blancs. C'était stupide, mais j'avais de sérieuses circonstances atténuantes. Le deuxième roman, plus sérieux, avait séduit une bonne partie de la critique. Il s'était vendu à plus de 130 000 exemplaires et on avait commencé à me prendre au sérieux. C'est à ce moment là que j'ai voulu écrire ce livre sur ma mère. J'y ai mis toutes mes tripes. C'est comme ça qu'on dit, non ? Il faut croire que les gens s'en sont rendus compte, parce que le bouquin a fait un triomphe: quinze traductions, près de 4 millions d'exemplaires vendus à travers le monde et pour couronner le tout, une adaptation au cinéma. Je revois encore mon éditeur taper dans ses mains, dans son bureau de New York: "Bingo ! C'est le jack pot !". J'avais eu envie de lui dire que ma mère aurait sûrement été ravie de savoir qu'il lui suffisait de se tailler les veines dans un quartier de haute sécurité pour qu'on puisse toucher le "jack pot", mais je m'étais finalement écrasé. Le succès rend servile. Le livre s'appelle Lina, comme ma mère. J'ai lu dans un journal européen que j'avais levé le voile sur le revers du rêve américain, quelque chose dans ce genre-là. Autrement dit, j'avais réussi mon coup. Les miens pouvaient se réjouir, ils avaient à présent une voix qui parlerait pour eux, qui dirait leur misère, leur espoir et leur peur. M'est avis qu'ils ne le sauront jamais, s'ils continuent à survivre dans leur merde. Je ne voulais pas parler des miens, je voulais juste dire la peine de ce petit garçon qui a vu sa mère subir les pires humiliations et conserver toujours ce regard noir de défi, plein de force et de fierté. Je voulais parler de cette femme que la plus grande démocratie au monde a poussée au suicide, malgré tout l'amour qu'elle portait à ses enfants, et malgré cette rage de vivre qu'elle dénichait dieu seul sait où. Enrique Mendez est devenu la voix de tous les parias de l'Amérique. Enrique Mendez est surtout devenu millionnaire. Enrique Mendez vous emmerde, vous et vos belles théories.
     
    Ce matin, comme prévu, nous traînons autour de la piscine. La table a été dressée à l'ombre du patio. Lolita accomplit de gracieuses spirales dans l'eau bleutée, chauffée déjà par un soleil de plomb. Moi, je fume une cigarette en contemplant mon café qui refroidit. Lolita ne s'est pas formalisée outre mesure de mon retour à la nicotine, où en tout cas, elle n'en a rien laissé paraître. Comme à l'accoutumée, elle s'est levée tôt pour faire ses longueurs dans la piscine, et moi je lui ai préparé ses quatre toasts, recouverts de marmelade d'orange. Ils l'attendent, posés en rang près de sa tasse de thé anglais. Henriette est allée chercher le courrier et elle est revenue avec un air de triomphe, en brandissant le dernier numéro d'Esquire. Il y avait Steve Martin en couverture. Henriette a feuilleté devant moi la revue avec fébrilité. Je savais ce qu'elle cherchait. Esquire faisait un énième portrait de moi. Lorsqu'elle a enfin trouvé la page de l'article, elle m'a tendu le magazine avec un sourire éclatant. On y voyait une photo de moi (je ne me souvenais plus à quelle occasion elle avait été prise), avec en fond un décor de bidonville mexicain. Le montage était habile. Enrique Mendez: la voix de l'espoir. Je voyais bien que cette pauvre Henriette attendait de moi une réaction.
                    - Ce sont des crétins, j'ai dit simplement.
    Henriette a eu l'air interloqué.
                    - Posez ça sur la table, je lirai l'article plus tard.
                    - Votre café doit être froid... Je vous en sers un autre ?
    J'ai pris sur moi pour lui adresser un vague sourire.
                    - Non, merci Henriette. Je vais me débrouiller.
    Elle a lissé sa blouse bleue et elle s'est éloignée, un peu perplexe, tandis que Lolita revenait de la piscine, tout en se frictionnant vigoureusement les cheveux. Elle s'est assise en face de moi, rayonnante. Je me suis surpris à l'admirer, une fois de plus. Sa crinière rousse, habituellement disciplinée en queue de cheval, lui donnait pour l'heure des airs de fauve. Un fauve au sourire mutin, avec des tâches de rousseur sur les joues et le dessus des épaules. Un fauve aux tout petits seins pointus... Elle mordait avec un bel appétit dans ses toasts et elle soufflait sur son thé encore brûlant. Elle avait toujours été du matin.
                    - Tu n'as pas l'air dans ton assiette, m'a t-elle dit soudain, la tête penchée sur le côté.
                    - Oh! Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?
                    - Tu ne bouges pas, tu ne parles pas, tu ne manges pas.
                    - Je ne suis pas très bavard, le matin. Tu es bien placée pour le savoir.
    De la main qui tenait son troisième toast, elle a désigné ma tasse de café à présent complètement refroidi:
                    - Tu fais une expérience sur l'évaporation ?
                    - S'il te plaît, je ne suis pas d'humeur.
    Elle a froncé les sourcils et reposé sa tasse fumante.
                    - Qu'est-ce que tu as ?
    J'ai balancé mon mégot d'une pichenette dans la pelouse.
                    - Je me disais juste qu'au-delà d'un certain nombre d'exemplaires vendus, les gens lisent autre chose que ce que tu as écris...
    Lolita s'est mise à rassembler consciencieusement les miettes sur la table, l'air contrarié. Elle connaissait déjà par coeur cette conversation. Au bout d'un moment, elle m'a à nouveau dévisagé.
                    - Tu n'es pas plus responsable de ton succès que tu ne l'es de la mort de ta mère. Tout cela est ridicule.
    Au loin, on entendait les braillements des enfants des voisins, qui s'ébattaient dans leur piscine. Décidément, tout le monde ici passait son temps le cul dans l'eau.
                    - Tu m'entends, Enrique ? Tu ne vas tout de même pas passer le restant de tes jours à te miner comme ça !
    Les voisins, on ne les voyait presque jamais. Comme nous, ils étaient riches jusqu'à l'indécence. Ils avaient une grande maison et ils prenaient comme nous leur putain de petit-déjeuner sur la terrasse. Probable même qu'ils mangeaient eux aussi de la marmelade d'orange.
                    - Si tu veux donner tout ton fric aux pauvres et vivre dans une hutte, je n'ai rien contre, mais franchement je ne pense pas que ça changera grand-chose !
                    - Tu ne sais pas de quoi tu parles.
                    - Sans doute. Je n'ai pas eu ton enfance, tu me l'as assez seriné. C'est une tare ?
    J'ai repoussé ma chaise et je me suis levé:
                    - Non, c'est une bénédiction. Tu ne sauras sans doute jamais à quel point.
     
    J'ai un souvenir précis de l'autoroute, ce long ruban gris et brûlant environné de terre rouge craquelée et accablée par le soleil. J'ai l'impression d'avoir marché des jours entiers le long de cette autoroute, le dos de mon père devant les yeux et la main de ma mère sur mon épaule. Oncle Pepe traînait toujours, 20 ou 30 mètres derrière nous. Parfois, il portait ma petite soeur Lou sur ses épaules. Nous marchions des kilomètres. Ma semelle décousue me forçait à lever très haut le pied pour ne pas trébucher. Si je devais représenter l'ennui, je choisirais ces interminables processions familiales dans la canicule du désert. Nous vivions dans les environs d'une petite ville nommée Rustwater. Un trou. 20 000 habitants officiellement recensés, plus les gens comme nous, en marge (au propre comme au figuré). J'étais petit, mais je n'ai pas d'effort à fournir pour me rappeler qu'on ne nous aimait pas beaucoup. Je passais le plus clair de mon temps tout seul, dans le désert. Ma soeur était trop petite pour jouer avec moi. Quant à mes parents, ils avaient d'autres chats à fouetter. Mon oncle, parfois, m'emmenait à la pêche. Quand il n'était pas rond comme une barrique. En face de notre baraque de planches, il y avait la caravane des frères Sanchez, qui n'étaient pas les derniers pour lever le coude. Avec Pepe, ils faisaient des sortes de concours. Ce n'est pas plus stupide qu'autre chose, quand on est forcé de vivre comme les rats. Au début, je pensais que tout s'était déclenché quand ma mère s'était mise à travailler chez ce type très riche comme femme de ménage. Il ne la déclarait évidemment pas et la payait une misère. Pour nous, c'était bon à prendre et ma mère ne rechignait pas à la tâche, même si elle se savait exploitée. Nous n'avions pas les moyens de faire la fine bouche: à cette époque, mon père était mort depuis quelques temps déjà et Oncle Pepe venait juste de faire une mauvaise chute dans un ravin. Il ne pouvait plus marcher. Ma mère était la seule à pouvoir nourrir la famille. Je me rends compte aujourd'hui que tout s'est en fait déclenché le jour où mes parents ont décidé de quitter le Mexique. Il n'y a jamais eu d'espoir pour les gens comme nous, et je ne suis qu'une exception rarissime qui sert de paravent bien pratique. Un bel arbre, qui cache une forêt dégueulasse. Il n'empêche que tout a basculé quand ce type s'est mis à tripoter ma mère. Il habitait une splendide villa dans une résidence clôturée qui abritait une vingtaine de familles nanties. Lina a supporté la répugnance que lui inspirait ce porc pendant quelques temps, puis elle l'a tué. Froidement. Méthodiquement. En préparant son coup. Et je suis fier de ça. Quiconque n'a pas récuré les chiottes d'une ordure en supportant son haleine et ses mains baladeuses n'a pas le droit de porter un jugement sur ma mère. Culbuter une émigrée clandestine qui a besoin d'argent pour nourrir ses mômes... non, franchement, je n'ai jamais réussi à pleurer sur ce type. Ma mère lui avait pris tout l'argent liquide qu'elle avait pu trouver et il avait fallu s'enfuir. Changer de désert. Oncle Pepe n'a pas supporté le périple. Sa jambe s'était gangrenée et il est mort dans les bras de Lina, tout près de l'autoroute. Nous l'avons abandonné aux vautours. La terre craquelée était plus dure que la pierre, et il était impossible de l'enterrer sans outil, en plein jour, à deux pas de cette autoroute très fréquentée. A cette époque déjà, ma mère avait le regard fixe d'un cadavre. Nous avions marché jusqu'à une ville dont j'ai oublié le nom. Ma petite soeur dormait dans les bras de ma mère qui ployait sous son poids, et moi, j'avais les pieds en sang. Mais je ne disais rien. J'étais devenu l'homme de la famille. Avec le fric du type, nous avions pris une chambre dans un motel. Je n'avais jamais dormi dans un vrai lit auparavant.
     
    La lettre que j'avais reçue provenait de Rustwater. C'était un courrier officiel de la municipalité. On m'invitait à la cérémonie locale du 4 juillet. Les élus et toute la population de la ville se réjouissaient d'avance de fêter l'Indépendance en la compagnie d'une "personnalité éminente du monde des Lettres, à la fois modèle d'intégration et symbole de cette terre de liberté que sont les Etats-Unis d'Amérique, ou chacun peut réussir selon son mérite". Le maire avait signé ce torchon. Après tout, n'étais-je pas d'une certaine manière un enfant du pays ? Si j'acceptais l'invitation, un discours de ma part serait le bienvenu. Je vais accepter l'invitation. Et comme il se doit, je ferai un discours. Après tout, je suis libre du contenu.
     
    Evidemment, il a fallu qu'ils nous prennent. Je n'avais pourtant pas eu grande difficulté à m'imaginer que nous pourrions comme cela voyager de motel en motel, ma mère, ma soeur et moi, et dormir tous les soirs dans un bon lit et des draps propres, et manger tous les matins des pancakes et du sirop d'érable, et boire des jus de fruits frais. Dans mon esprit d'enfant, tout était possible. Je ne sais pas combien de temps l'argent dérobé au type que Lina avait tué aurait pu nous faire vivre à ce rythme, et je ne le saurai jamais. Pas très longtemps, je pense. C'est dans la banlieue de San Antonio que le drame s'est produit, vers onze heures du matin. A la sortie du petite épicerie, entre un terrain rempli d'épaves de vieilles voitures et une station-service Texaco. Ma mère venait d'acheter de quoi manger, quelques galettes de pain, des fruits et du lait, je crois. J'ai appris par la suite que nous avions été dénoncés par le patron du petit hôtel dans lequel nous avions passé la nuit précédente, un vieux bonhomme physionomiste et patriote, sans doute. Quatre flics nous sont tombés dessus, et Lou s'est mise à hurler de peur, dans les bras de ma mère. Moi, j'ai voulu m'enfuir, mais l'un des policiers m'a attrapé au collet et maintenu fermement. Ils n'auraient pas dû nous séparer de Lina. Quand l'un des types lui a arraché ma petite soeur des mains, ma mère est devenue comme folle. Elle s'est précipitée sur l'arme de service de l'un des agents et elle a ouvert le feu sur celui qui se tenait entre elle et ses enfants. Même si je dois entrer dans le livre des records à la catégorie centenaire, je n'oublierai jamais cette détonation formidable et le saut de ce type en uniforme, projeté en arrière comme une poupée de chiffon. Lina a aussitôt lâché l'arme encore fumante et elle est tombée à genoux, dans une plainte qui n'a pas cessé depuis 18 ans. Je revois ses longs cheveux de jais balayer le sol de poussière sale, je revois les flics se précipiter sur elle pour la rouer de coups, je revois l'homme à terre, la poitrine engluée de sang. Quels que soient les honneurs, la reconnaissance, les prix, l'argent, la comédie de la réussite, l'Amérique pour moi ne sera jamais rien d'autre que cette scène qui n'a sans doute pas duré une minute. Ma mère s'est retrouvée en QHS et elle a été condamnée à la peine capitale. Ma soeur et moi avons été séparés et placés dans des institutions spécialisées. Le genre de fabrique à délinquants qui fournissent l'Etat en futurs condamnés à mort. On ne pouvait pas nous renvoyer au Mexique, mineurs et sans famille. Revenir sur ces années n'a aucun sens. Je dirai seulement que le succès dont on me rebat les oreilles, je ne le dois qu'à moi-même. Les Etats-Unis et leur formidable capacité d'intégration n'ont rien à voir là-dedans. Je n'ai pas eu de mentor, non plus. Pas de professeur attentif et empathique qui aurait passé tout son temps libre à m'ouvrir au monde merveilleux de la littérature. Robin Williams n'était pas disponible. Si j'ai écris, c'est justement contre cette société là, et si j'ai perdu, rallié à sa cause à mon corps défendant, c'est parce qu'on ne peut pas la baiser.     
     
    La Pontiac de location prise à l'aéroport de Phoenix était confortable et je laissais mon esprit vagabonder, tandis que défilait autour de moi le monotone paysage de pierrailles et d'arbustes desséchés qui bordait l'autoroute. Je ne savais plus trop quoi penser de cette triste escapade. Pour l'heure, je ne ressentais ni le malaise, ni même la colère sourde que j'avais imaginés. Pourtant, s'il y avait une douleur à extérioriser, des images à fondre au noir, un tel exorcisme n'était possible qu'à Rustwater. Lorsque Lolita m'avait regardé préparer mon sac de voyage, la prise de bec du petit déjeuner n'était pas encore digérée. La nouvelle de mon départ n'avait pas contribué à faire passer la pilule. Elle m'avait observé en silence pendant que je pliais quelques vêtements. Elle était appuyée contre le chambranle de la porte de notre chambre, les bras croisés, le regard dur. Cette fille ne sait pas masquer ses émotions.
                    - Et tu as l'intention de revenir quand, de ce pèlerinage revanchard ? elle m'avait finalement demandé.
                    - Dans deux jours, trois tout au plus, j'avais répondu en refermant mon sac.
                    - Quelle connerie... elle avait laissé tomber, puis elle m'avait planté là. J'avais entendu claquer la porte du bas et quelques secondes plus tard sa voiture démarrait dans la cour. Il ne fallait pas compter sur elle pour me conduire à l'aéroport... Lorsque j'ai dépassé le panneau annonçant la sortie pour Rustwater, j'ai su qu'il était trop tard pour faire machine arrière. Même si les noms des lieux avaient été modifiés par mes soins dans le livre, tout le monde avait fini par savoir que l'endroit décrit était Rustwater. Je pensais que le traitement infligé à la ville était suffisamment explicite quant aux sentiments qu'elle m'inspirait, mais il faut croire que je me trompais, sans quoi cette invitation officielle était absurde. A moins que les gens du coin n'aient pas même lu le bouquin et ne me connaissent que de réputation... Le cas échéant, j'allais remettre les pendules à l'heure; après le discours que j'avais préparé, Rustwater ne pourrait plus ignorer mes sentiments à son égard... Mon discours, je l'avais peaufiné dans l'avion, raturant rageusement, réécrivant sans cesse, cherchant les formules les plus ironiques et les plus blessantes, de façon à ce que même le plus crétin des habitants de Rustwater saisisse tout le mépris qu'il m'inspirait. C'était sans doute puéril, mais c'était aussi un moindre mal: il y a des formes de vengeance plus radicales...
     
    Le déclic s'est produit quand je suis passé devant la station-service désaffectée. Immédiatement, je me suis arrêté au bord de la route poussiéreuse et je suis sorti de la voiture. Je me suis approché du bâtiment aux vitres brisées et à la façade assombrie par la crasse. Je me souvenais très bien de cet endroit. A l'intérieur de la station, il y avait une minuscule épicerie, où l'on pouvait acheter des boites de conserves et quelques produits frais. Il y avait aussi des confiseries. Ma mère s'y arrêtait quand elle avait quelques dollars en poche et elle y faisait nos courses. C'était plus cher qu'en ville, mais en ville, il ne valait mieux pas qu'on y traîne trop... Je me suis souvenu d'un coup que le type qui tenait la caisse s'appelait Robinson. Il nous servait toujours sans donner l'impression de nous voir. L'endroit semblait vide depuis des années... J'ai tourné le dos à la station et j'ai observé la route qui filait dans le désert, ma main gauche en visière sur le front. Pour Rustwater, il fallait prendre l'autre route, celle sur laquelle je venais de m'arrêter. Celle qui me faisait face menait donc forcément... là-bas. Je me sentais pris dans un flot de sensations contradictoires, pourtant je n'ai pas hésité une seconde: je suis remonté dans ma voiture, j'ai effectué une manoeuvre brutale, et je me suis engagé sur cette route de malheur. Dans mon souvenir d'enfance, elle était interminable, mais en réalité, il y en avait au maximum pour trois ou quatre miles, tout au plus. Ensuite, il me faudrait marcher un peu, lorsque la voiture ne pourrait plus avancer. Au bout de quelques minutes, j'ai reconnu au loin sur ma gauche le rocher aux formes si caractéristiques, qui évoquait le profil d'un rapace, et j'ai su que j'étais presque arrivé. J'ai stoppé la Pontiac sur le bord du chemin et, la veste repliée sur l'avant-bras, je me suis engagé à pieds dans ce morceau de désert caillouteux et aride. Un quart d'heure de marche et l'escalade de quelques roches aux formes presque géométriques m'ont suffi à retrouver les derniers instants de mon enfance. Lorsque j'ai vu la cabane, dont le toit désormais manquait, et la carcasse de la caravane des frères Sanchez, les larmes coulaient sans retenue sur mes joues en feu. C'était une vie sans but, une vie que je ne souhaite à personne, où l'on apprenait à se faire du malheur un compagnon familier, une vie qui n'était que la négation de la vie. Et pourtant... il y avait certains soirs, au couchant, où nous nous réunissions autour d'une flambée. Ma mère avait tant bien que mal réussi à confectionner un repas digne de ce nom et chacun avait le ventre plein. Mon oncle jouait aux cartes avec l'aîné des frères Sanchez et mon père chantait. Ces soirs là, ma soeur Lou s'endormait le pouce en bouche, sur les genoux repliés de ma mère. Je n'ai jamais revu Lou. Ma célébrité m'a permis de la faire rechercher, de passer des appels. En vain. Je pense qu'elle est morte.
     
    J'ai fait quelques pas et je suis entré dans la cabane aux planches disjointes. Elle était vide. Vide aussi des fantômes que je pensais peut-être y trouver. Ce n'était qu'une cabane instable, pleine de poussière et traversée par le vent sec du désert, dans laquelle j'avais vécu. Un endroit misérable, le dernier pourtant à avoir vu ma famille unie. Presque vivante. Mais il n'y avait plus rien ici. Il n'y avait que le passé. J'avais autre chose à faire, sans doute. Aimer Lolita du mieux possible, parce qu'elle en valait la peine. Ecrire quelques livres. Ne plus écouter tout ce qu'on pourrait dire de moi. Et pleurer ma famille disparue, frappée par la foudre terrible que provoque la rencontre de ces deux forces contraires que sont l'espoir et la réalité. Je suis revenu à la voiture. Etrangement, je me sentais un peu mieux. Les larmes, peut-être... Je me suis assis au volant et j'ai posé ma veste sur le siège passager. Dans la poche intérieure, il y avait la feuille pliée en quatre sur laquelle j'avais rédigé mon discours vengeur. Je la retrouverais par hasard, des semaines plus tard, en cherchant un trousseau de clefs. A Rustwater, on devait se demander ce que je fabriquais. Ce c'était bien la première fois. Avec un peu de chance, j'atteindrais Phoenix avant la nuit. Et si je n'y trouvais pas d'avion tout de suite, je prendrais une chambre dans un hôtel, histoire de dormir un peu. 

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  • Si j'ai créé un personnage digne d'être considéré comme tel, c'est bien Enrique Mendez.


     Je considère comme personnage celui qui acquiert une épaisseur, une densité, en dehors de la seule lecture. Un background. Des démons. Celui qui s'incarne au point de devenir une figure familière, dotée d'un raisonnement autonome. Que ferait-il dans telle ou telle situation ? Si ce n'est pas l'auteur qui répond à cette question, mais le personnage lui-même, alors le personnage devient personnage. 


     Il se met, naturellement, à exister. 


    Et il ne s'agit surtout pas là d'incarnation physique. Je ne sais pas à quoi ressemble Enrique Mendez, si ce n'est qu'il est  Mexicain, qu'il a une quarantaine d'années et que l'imaginaire collectif phagocyté par Hollywood voudrait qu'il ait l'air, mettons, de Benicio del Toro. 


     Mais en réalité on s'en fiche. Je ne révèle jamais aucune des caractéristiques physiques d'un personnage. Et d'abord pour la très bonne raison que je les ignore moi-même. La description détaillée d'un personnage produit chez le lecteur un effet totalement contre productif en cela qu'il ne voit plus un personnage, mais une description. 


     La densité d'un personnage vient avant tout de ce qu'il ne dit pas mais que le lecteur sait, ou, à tout le moins, ressent. En ce sens, Enrique Mendez est un personnage que j'estime réussi car il arrive précédé d'un univers personnel intérieur dont le lecteur connaît suffisamment de contours pour en reconstituer l'ensemble sans que forcément parole soit dite.  


    C'est pourquoi ce personnage m'accompagne depuis que je l'ai créé. C'est pourquoi je l'ai intégré dans un projet littéraire plus large que lui - et qui verra le jour si la providence me prête vie.


    C'est pourquoi je veux vous le faire rencontrer.


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